CHAPITRE NEUF

 

Qwilleran se dirigea à grandes enjambées vers le Dragon Bleu, en songeant à la Mary vulnérable de la nuit précédente. Ce fut une autre femme qui l’accueillit – la première, distante et impénétrable, dans son kimono japonais. Elle était seule dans son magasin, assise sur son fauteuil sculpté, un long nuage de fumée montant de sa cigarette.

— J’ai reçu votre message, dit-il, un peu décontenancé par cette réception. Désiriez-vous me voir ?

— Oui, je suis très ennuyée.

— Qu’y a-t-il ?

— Je me suis conduite comme une sotte, hier soir. Je crains d’avoir trop parlé.

— Vous avez été une délicieuse hôtesse et j’ai passé une fort agréable soirée.

— Ce n’est pas ce que je veux dire. J’ai eu tort de vous révéler ma situation de famille. J’aurais dû me souvenir du vilain tour que votre confrère Jack Jaunti a joué à mon père. Malheureusement, le scotch…

— Vous étiez détendue. Cela vous a fait du bien de vous confier. Je n’abuserai pas de vos confidences, je vous l’ai promis.

Mary Duckworth lui jeta un regard pénétrant. Il y avait quelque chose dans la moustache de cet homme qui convainquait les gens de sa sincérité. Elle poussa un soupir, en murmurant :

— Je vous crois, presque malgré moi…

— Puis-je m’asseoir ?

— Pardonnez mon impolitesse. Accepteriez-vous une tasse de café ?

— Non merci, je viens de manger une assiette de soupe, chez les Trois Parques.

— De la soupe de poissons, je parie ? Leur boutique me rappelle toujours le marché aux poissons, dit Mary, avec dédain.

Qwilleran devina une rivalité qui l’amusa.

— Pas de mauvais rêves, cette nuit ?

— Non. Pour la première fois, depuis des semaines, j’ai bien dormi. Vous aviez raison, j’avais besoin de m’extérioriser. Je vous en suis reconnaissante, Qwill.

— Maintenant que vous vous sentez mieux, voulez-vous faire quelque chose pour moi ? Juste pour satisfaire ma curiosité.

— Que voulez-vous savoir ?

— Pouvez-vous me donner quelques détails supplémentaires sur la nuit de l’accident ? N’y voyez pas un intérêt morbide. C’est pure curiosité intellectuelle, je vous l’assure.

— Qu’y a-t-il à ajouter ? s’enquit-elle, en se mordant les lèvres, je vous ai tout dit.

— Auriez-vous la bonté de me dessiner un plan de la pièce où l’accident a eu lieu ?

Il tira de sa poche une feuille de papier et un stylo à bille qu’il lui tendit, puis il prit sa pipe et se mit à la remplir. Mary commença à tracer quelques traits, visiblement à contrecœur.

— C’était dans l’atelier, derrière la boutique d’Andy. La porte de service est là. À droite, il y a un grand placard, avec des casiers pour ranger les outils. Au fond de la pièce, se trouvaient des meubles en réparation.

— Et les lustres ?

— Ils étaient pendus au plafond. Il y en avait au moins une douzaine. Les lustres étaient la spécialité d’Andy.

— Où se trouvait l’échelle ?

— Au milieu de la pièce. Elle était tournée de ce côté, précisa-t-elle, en marquant l’endroit d’un X, et le lustre en cristal était par terre, en mille morceaux.

— À droite ou à gauche de l’échelle ?

— À droite.

— Dans qu’elle position était le corps ?

— À gauche de l’échelle.

— Face contre terre ?

Elle acquiesça. Qwilleran tira sur sa pipe, avant de reprendre.

— Andy était-il gaucher ou droitier ?

— Êtes-vous certain que votre journal ne vous a pas envoyé ici pour vous renseigner sur cet accident ?

— J’ai reçu pour instructions formelles du Fluxion de ne pas me mêler de cette affaire. Je suis ici pour écrire un reportage sur la brocante, mais je suppose que j’ai passé trop d’années dans une atmosphère criminelle et j’éprouve le besoin de contrôler les faits.

La jeune femme le dévisagea et croisa son regard calme et sérieux. Sa voix se fit plus douce, lorsqu’elle questionna à son tour :

— Vous regrettez votre ancien métier, n’est-ce pas, Qwill ? Les antiquités risquent de vous paraître bien fades, après ce que vous avez connu.

— Un journaliste doit pouvoir tout faire, répondit-il, avec un haussement d’épaules.

— Andy était droitier, dit-elle après une pause, cela fait-il une différence ?

Qwilleran étudia le dessin.

— L’échelle était là, le lustre brisé de ce côté et l’épi sur lequel il est tombé se trouvait…

— À gauche de l’échelle ?

— Oui.

— Au milieu de la pièce, par conséquent. N’était-ce pas un endroit bizarre pour un objet aussi dangereux ?

— Eh bien, il était presque à côté des autres objets. Comme tout le reste, cet épi a souvent changé de place. La veille de l’accident, il était sur le banc. Andy polissait la boule de cuivre.

— Savait-on qu’il possédait cet épi ?

— Oh ! oui, tout le monde prétendait qu’il avait mis la main sur un objet rare.

— Comment l’avait-il eu ?

— Andy l’avait acheté à Russel Patch. Russ l’avait récupéré dans une maison en démolition. Il était allé le chercher avec Cobb. C’est même comme cela qu’il s’est fracturé la jambe, en glissant sur le toit.

— Laissez-moi comprendre, coupa Qwilleran. Andy ne tolérait pas la récupération et cependant, il ne dédaignait pas d’acheter un objet provenant d’une telle source ?

Mary hocha la tête, sans répondre. Il fuma sa pipe en s’interrogeant sur cette jeune femme d’une candeur désarmante, par certains côtés, et si avertie, par d’autres. Fragile comme un roseau et forte comme un chêne, se cachant sous un faux nom, absolument sûre de certains détails et complètement perdue à propos d’autres. Alternativement compatissante et réservée.

— Êtes-vous parfaitement satisfaite de ce verdict de mort accidentelle ? demanda-t-il, enfin.

Elle ne répondit pas et son regard resta impénétrable.

— Cela aurait pu être un suicide, insista-t-il.

— Non !

— Ou un crime de rôdeur.

— Pourquoi ne laissez-vous pas les choses où elles sont ? s’impatienta Mary, en fixant Qwilleran de son regard égaré. Si des rumeurs commencent à circuler, Came-Village en souffrira. Ne comprenez-vous pas que c’est le seul endroit de la vieille ville où il ne se commet jamais de crime ? Les clients se sentent en sécurité ici et je veux que cela continue… Mais je suis folle d’imaginer que nous pourrions avoir un avenir, poursuivit-elle, avec amertume, la ville veut tout démolir pour construire un de ces gratte-ciel sans âme et en attendant le quartier est considéré comme insalubre. Les banques nous refusent des crédits pour le restaurer.

— Et votre père, souscrit-il à cette politique ?

— Il la trouve raisonnable. Personne ne pense à Came-Village comme à une communauté d’êtres vivants. C’est, tout au plus, une colonne dans les statistiques. Pourtant, si l’on se penchait sur ces vieilles maisons, on y trouverait de respectables familles d’immigrés, des vieux couples qui ne désirent pas s’exiler en banlieue, des petits commerçants, comme les Lombardo. Toutes les nationalités, toutes les races, tous les âges, y compris quelques éléments douteux qui ne font aucun mal à autrui, sont représentés ici. Mais les politiciens ont une mentalité à part. Ils refusent de mélanger les torchons avec les serviettes.

— Quelqu’un a-t-il tenté de s’opposer à eux ?

— C. C. a essayé, mais que peut un homme seul ?

— Avec votre nom et votre influence, Mary, vous devriez arriver à un résultat.

— Mon père ne me le permettrait pas. Savez-vous sous quelle rubrique je suis inscrite au registre du commerce ? Comme brocanteur. Cette chaise Chippendale, près de la cheminée, vaut deux mille dollars, mais je suis en classe C, comme brocanteur, parce que je suis établie à Came-Village !

— Quelqu’un devrait organiser cette communauté.

— Vous avez raison, sans doute. Came-Village n’a aucune voix au conseil municipal. Tenez, dit-elle, en se levant pour aller vers la vitrine, regardez ces poubelles. En principe, elles doivent être ramassées le jeudi. Nous sommes samedi et elles sont toujours là.

— Le temps a pu causer quelque retard.

— Vous parlez comme un bureaucrate ! Des excuses, c’est tout ce que nous obtenons.

Qwilleran l’avait suivie près de la fenêtre. Il la regarda avec un nouveau respect. Brusquement, il proposa :

— Êtes-vous libre pour dîner, ce soir ?

— Je vais dans ma famille, dit-elle, avec regret. C’est l’anniversaire de ma grand-mère, mais j’apprécie votre invitation.

Elle sortit un petit objet en argent d’un tiroir et le lui tendit :

— En souvenir de Came-Village, dit-elle. C’est un double-mètre. J’en offre à mes clients, car ils ont toujours des mesures à prendre.

— Je vois que vous n’avez pas encore vendu l’écusson des Mackintosh.

— Il vous attend. Je pense que vous êtes faits l’un pour l’autre. Quand un client rencontre un objet qui lui est destiné, il se produit une sorte d’étincelle, comme lorsqu’on tombe amoureux. J’ai vu ce coup de foudre entre vous et l’écusson.

Il lui jeta un regard surpris et constata qu’elle parlait sérieusement. Il tira sur sa moustache, en songeant que cent vingt-cinq dollars représentaient deux costumes neufs.

— Vous me le paierez après Noël, suggéra-t-elle, et vous en profiterez pendant les fêtes.

— Entendu, dit-il, soudain. Je vous laisse vingt dollars, à titre d’arrhes.

Il porta la lourde pièce jusqu’à la porte.

— Vous devriez demander à C. C. de vous aider, lui cria-t-elle, tandis qu’il descendait péniblement les marches avec son fardeau.

Quand il arriva devant la porte des Cobb, il entendit la voix de C. C. hurler :

— Vous n’y connaissez rien, pourquoi ne pas l’admettre ?

— Si c’est du chêne, je veux bien manger mes béquilles ! Vous êtes le plus grand imposteur de toute la profession. Je vous en offre vingt dollars et pas un cent de plus.

Qwilleran monta son écusson tout seul. Les chats dormaient sur le fauteuil Morris et il ne les dérangea pas. Il posa son acquisition contre le mur et ressortit pour faire d’autres visites. Il décida de commencer par Sylvia Katzenhide.

En arrivant devant le magasin, il tint la porte pour permettre à un homme bien habillé de sortir, avec un énorme paquet enveloppé de papier journal. À l’intérieur, une cliente débattait le prix d’une chaise reposant sur une roue de brouette.

— Ma chère, lui disait la marchande, l’âge et la valeur intrinsèque n’ont aucune importance. Dans le rustique, tout n’est qu’esprit et boutade, plus une pichenette sur le nez. Ou vous pigez ou vous ne pigez pas, comme dirait mon fils.

Mrs. Katzenhide était une belle femme, pleine d’assurance, qui paraissait quarante ans, mais en avait certainement cinquante-cinq. Qwilleran avait rencontré des centaines de spécimens du même genre, comme auxiliaires dans des musées, toutes identiques dans leur costume tailleur en tweed bien coupé et leurs chaussures en crocodile. Celle-ci avait ajouté des bas en coton noir pour donner la touche d’excentricité nécessaire à Came-Village. Le journaliste se présenta :

— Puis-je vous demander comment vous avez été amenée à ouvrir cette boutique ?

— C’est une idée de mon fils. Il prétendait que cela me distrairait. Connaissiez-vous feu mon mari ? Il était président de la Chambre de Commerce. Mon fils étudie le droit.

— Mais pourquoi ici ? Vous auriez pu…

— Prendre quelque chose de plus distingué ? C’est ce que disent mes amis. Mais il faut s’y connaître pour faire ce métier et le rustique permet toutes les audaces. En outre, mon fils affirme que c’est ce que recherche le public, aujourd’hui. Du reste, tout ce qui est grossièrement exécuté, usé, sans attrait, se vend comme des petits pains.

— Alors, je suppose que vous n’avez rien acheté…

— À la vente aux enchères d’hier ? coupa-t-elle une nouvelle fois, seulement un petit chandelier, pour mon propre appartement. À la mort de mon mari, j’ai quitté la grande maison que nous avions à Lost Lake Hill et je me suis installée à la Tour des Horizons. J’ai un bel appartement et il n’est pas meublé en rustique, faites-moi confiance !

— Comment les autres brocanteurs considèrent-ils votre spécialité, avez-vous…

— De bons rapports ? Certainement. J’assiste à leurs réunions professionnelles et nous nous entendons fort bien. Quand je me suis installée, Andrew Glanz m’a prise sous son aile et m’a donné de précieux conseils. Ce fut un choc que la mort de ce garçon, soupira-t-elle. Le connaissiez-vous ?

— Non. Je ne l’ai jamais rencontré. Était-il…

— Écoutez, je vais vous le décrire. On avait toujours l’impression qu’il portait un habit et une cravate blanche, même quand il était en blue-jean pour nettoyer un meuble. Il était beau garçon et intelligent. Je n’ai jamais compris qu’il ne soit pas marié.

— N’était-il pas plus ou moins fiancé avec…

— Le Dragon ? Pas au sens strict, mais ils auraient formé un couple parfait. Quel dommage qu’il y ait eu cette autre femme…

— Vous voulez dire…

— Allons bon ! Voilà que je bavarde encore. Mon fils dit que je suis devenue une incorrigible cancanière depuis mon installation à Came-Village. Il a raison, je n’ajouterai plus un mot.

Et, en effet, elle se tut.

Tirant pensivement sur sa moustache, Qwilleran s’en alla vers la boutique appelée Le Roi Lear, visite qu’il ne devait pas tarder à regretter.